Dans les projets complexes, notamment dans le secteur de la construction, la gestion des travaux supplémentaires reste un point névralgique de la relation contractuelle. Les prestations dites “modificatives”, ajoutées en cours d’exécution, cristallisent bien souvent les tensions entre la maîtrise d’ouvrage, les entreprises et les sous-traitants. La récente décision du Conseil d’État du 17 mars 2025, bien qu’ancrée dans le champ des marchés publics, offre un éclairage utile et transposable à tout type de projet, public comme privé. Elle rappelle l’importance d’un juste équilibre entre formalisme contractuel et réalité opérationnelle.
Le contrat à l’épreuve de la réalité du terrain
Tout contrat de travaux est censé encadrer les modifications via un dispositif précis : ordres de service, fiches de modifications, avenants, approbations écrites, etc. Ces procédures ont vocation à sécuriser les parties, à faciliter les ajustements en cours d’exécution et à éviter les interprétations a posteriori. Toutefois, dans les faits, les réalités du terrain bousculent souvent le cadre contractuel.
La pression des délais, les aléas techniques, ou encore la coordination avec d’autres lots ou intervenants peuvent conduire à engager des prestations supplémentaires sans respecter strictement les procédures prévues.
C’est notamment le cas lorsqu’un chef de projet demande à une entreprise de réaliser un ajustement jugé urgent par l’ensemble des parties, sans attendre la validation formelle du maître d’ouvrage. Si tout le monde s’accorde sur l’utilité des travaux à réaliser, c’est la prise en charge des coûts additionnels qui est souvent une source de litige, faute de respect de la procédure contractuellement prévue ou de traces écrites.
Cependant, l’absence de formalisme strict peut-il véritablement empêcher le paiement de travaux supplémentaires, dès lors qu’ils ont été réalisés à la demande du client ou de son représentant ? C’est précisément à cette problématique que le Conseil d’État a répondu en mars 2025.
Une jurisprudence pragmatique
Dans l’affaire tranchée par le Conseil d’État en mars 2025, une entreprise titulaire d’un marché public de travaux demandait le paiement de prestations supplémentaires réalisées à la demande du maître d’œuvre. Problème, ces travaux n’avaient pas fait l’objet d’un ordre de service formel, tel que prévu par le contrat.
Alors que les juridictions inférieures avaient retenu que l’absence de formalisme bloquait toute indemnisation, le Conseil d’État a opéré un revirement. Il a jugé qu’un ordre, même verbal, donné par le maître d’œuvre fonde le droit au paiement, dès lors que l’entreprise établit l’utilité des travaux et que le maître d’ouvrage ne conteste pas la prestation.
Le Conseil d’État reconnaît ainsi une réalité que tout professionnel de terrain connaît : dans un projet, on ne peut pas tout figer dans un document signé au préalable. La chaîne de décision se fragmente souvent, et l’action prend parfois le pas sur l’écriture. Par cette décision, le juge admet que le formalisme ne doit pas pénaliser une partie lorsque les acteurs du projet l’ont contourné pour répondre à des contraintes opérationnelles reconnues et acceptées sur le terrain.
Ce que cela change pour les acteurs privés
Même si cette décision vise un marché public, elle envoie un signal clair à tous les professionnels du secteur : l’absence de formalisme n’est plus un obstacle systématique au paiement de travaux supplémentaires. Mais cela ne signifie pas pour autant que tout peut être fait sans garde-fous.
Dans un contrat, il peut être reconnu l’existence d’engagements implicites ou informels, pourvu que leur preuve soit apportée. Ainsi, les entreprises doivent adopter une approche structurée, en documentant leurs échanges même lorsqu’ils sortent du cadre initialement prévu.
Les équipes doivent, à ce titre, conserver des traces (e-mails, comptes rendus, photos, validations orales retranscrites…) et construire une mémoire des décisions prises pendant l’exécution du projet, afin de pouvoir la mobiliser en cas de différend.
Le contract manager : pilote du changement
Dans ce contexte, le rôle du contract manager dépasse largement la simple administration du contrat. Il constitue un appui stratégique et opérationnel au cœur du projet, capable d’outiller les équipes, de fluidifier les processus et d’anticiper les zones de tension. Présent aux côtés des chefs de projet et des responsables de lots, il contribue à sécuriser l’exécution tout en s’adaptant aux impératifs de terrain. Son action s’incarne notamment par :
- La mise en place d’outils de pilotage contractuel, facilitant la réactivité en cas de décisions urgentes ou de changements techniques imprévus ;
- L’anticipation des risques contractuels, en identifiant en amont les zones de flou ou de conflit potentiel ;
- L’accompagnement des équipes dans la formulation structurée des demandes de modification et leur ancrage dans le cadre contractuel ;
- La traduction des réalités opérationnelles en éléments exploitables contractuellement ;
- La mise en œuvre d’une traçabilité robuste, partagée et exploitable, permettant de justifier les décisions prises tout au long de l’exécution.
Le contract manager agit ainsi comme un pivot de sécurisation et de fluidité, à la fois proche du terrain et garant de la cohérence contractuelle. Il permet à l’organisation d’être agile sans perdre en maîtrise ni en capacité de justification.
En effet, son apport permet aux entreprises de canaliser le risque de basculement vers des situations où des travaux réalisés d’un commun accord deviennent, faute de preuves, des sources de litige pouvant se traduire par un refus de paiement ou des pertes financières importantes.
Dès lors, la présence active d’un contract manager constitue un véritable levier de prévention, en assurant que les décisions prises dans l’urgence ou l’informel ne compromettent pas la solidité contractuelle du projet.
Car nous le savons, les projets sont par nature évolutifs. La variation technique, le besoin d’ajuster ou de compléter une prestation font partie intégrante de la conduite d’un chantier. Toutefois, cette variabilité doit impérativement s’accompagner de réflexes organisationnels et contractuels. Ainsi, chaque écart doit être pensé, expliqué, justifié, et intégré dans un schéma de décision toujours connecté au contrat.
En résumé, c’est bien la combinaison entre adaptabilité opérationnelle et rigueur documentaire qui permet de piloter un projet sans compromettre sa sécurité juridique et financière.
Conclusion
La gestion des travaux supplémentaires n’est pas un “mal nécessaire” ni l’indicateur d’un projet mal préparé. C’est une réalité structurelle des projets complexes, qu’il s’agisse d’adapter une solution technique, de répondre à une contrainte de coordination, ou simplement de faire face à un imprévu. Encore faut-il savoir l’anticiper, l’encadrer et la documenter de manière rigoureuse.
À ce titre, l’arrêt du Conseil d’État du 17 mars 2025 constitue une source d’enseignements particulièrement riche. Il apporte une réponse pragmatique à une difficulté bien connue des professionnels de la construction. Cette décision rééquilibre les responsabilités, en admettant que l’action peut parfois précéder l’écriture, sans pour autant justifier l’improvisation.
Car il ne s’agit en aucun cas de baisser la garde sur le formalisme ou la traçabilité. Bien au contraire. La souplesse admise par le juge renforce l’exigence de preuves, de documentation, de structuration des décisions et des échanges, afin de pouvoir démontrer, a posteriori, l’utilité, l’accord et la cohérence des prestations réalisées.
C’est dans cette optique qu’un contract management intégré au cœur des opérations prend tout son sens. Il permet de concilier agilité opérationnelle et sécurité contractuelle, réactivité sur le terrain et rigueur documentaire. Une double exigence devenue indispensable dans un environnement où les marges se tendent, les délais se compressent, et où chaque décision technique peut entraîner des conséquences juridiques et financières majeures.