Après un passionnant échange avec Jean-François, Directeur de projet et une riche interview avec Anne-Marie, Responsable achats, nous poursuivons notre série estivale de portraits avec Bastien Fournier, expert en claims. Spécialiste de l’analyse des retards et surcoûts, il nous explique comment il intervient, parfois aux côtés des contract managers, pour objectiver des situations complexes et parfois conflictuelles.
1. Bonjour Bastien, pour rentrer dans le vif du sujet : comment expliquerais-tu ton métier d’expert à un enfant de 5 ans ?
Ce n’est pas si simple que ça ! Mais pour illustrer par un exemple : prenons un maçon qui doit construire un mur en 5 jours pour 1000 €. Finalement, il met 10 jours et demande 3000 € pour son mur, car l’eau n’était pas fournie par le client et il a dû faire venir des camions citernes.
C’est là que j’interviens. Je regarde si l’absence de fourniture d’eau par le client est une excuse valable, et ensuite si ça justifie vraiment autant de temps supplémentaires et de surcoûts. Mon rôle, c’est d’étudier ces aspects de façon objective, pour que le maçon et son client puissent trouver un accord.
2. Ton métier est assez méconnu, comment devient-on expert en claims ?
C’est rarement un chemin tracé. Tous les experts que j’ai rencontrés sont arrivés dans ce domaine après quelques années de carrière et d’expériences sur les projets. Il n’existe pas de formation académique dédiée à ce métier. On y vient par goût : le goût d’aller au fond des choses, d’analyser, de résoudre des conflits. Parce qu’au final, en face de nous, on a des hommes et des organisations avec leurs propres contraintes.
Sur le plan de la formation, beaucoup d’experts en réclamation ont une double compétence technique et juridique. On croise plus souvent des ingénieurs qui se forment en droit que l’inverse, mais les deux parcours sont possibles. En toute hypothèse, la formation initiale donne une vision globale et des outils, mais une grande partie du métier s’apprend « sur le tas ».
3. Dans un claim, souvent il y a plusieurs parties prenantes (juristes, contract managers, project managers, assureurs, avocats, etc.). Comment t’insères-tu dans cette dynamique ?
Ça dépend beaucoup du contexte !
En réclamation, lorsque j’interviens pour une petite organisation sans direction juridique ni contract manager, je travaille directement avec le responsable projet : c’est simple et direct, il y a peu d’interlocuteurs. Dans des structures plus importantes, je m’appuie sur le chef de projet pour la vision terrain et financière, et sur un ensemble de services supports lorsqu’ils sont impliqués. Ça me fait gagner du temps, je peux me concentrer sur la technique.
En arbitrage, les sollicitations viennent plutôt des cabinets d’avocats. Dans ce cadre, j’ai un devoir d’indépendance, c’est pour ça que je me limite au quantum (les aspects financiers).
4. Comment collabores-tu avec le contract manager ?
Encore une fois, cela peut varier selon les projets et les organisations. Il arrive parfois qu’il n’y ait pas de contract manager sur le projet, ce qui peut complexifier les choses, voir s’avérer problématique, surtout si le management du projet n’a pas la fibre contractuelle.
Pour les projets pour lesquels il y a un contract manager, ce dernier est alors mon interlocuteur privilégié : il a une vision transverse du projet, a déjà rassemblé beaucoup d’informations, et ça facilite énormément mon travail. Si une première réclamation n’a pas abouti, le contract manager me transmet les éléments pour aller plus en profondeur et nous pouvons itérer ensemble.
Dans tous les cas, ce que l’on partage avec le contract manager, c’est une conviction : dans un claim plus on s’y prend tôt, meilleurs sont les résultats.
5. On parle beaucoup de data, de digital, même d’IA dans l’analyse des retards et des impacts financiers. Pour toi, c’est déjà une réalité ou on est encore loin du compte ?
Je regarde cela de près, mais honnêtement je n’en utilise pas encore. J’ai testé quelques solutions, mais pour l’instant, cela reste assez onéreux au regard de la valeur apportée. Cette avancée technologique est toutefois prometteuse, notamment dans les outils d’analyse de retard.
De mon côté, je travaille davantage sur le quantum, ce qui est moins propice à l’automatisation ou à l’IA à court terme. Mais avant même les outils, le sujet central est celui de la donnée qui, sur un projet, est abondante et parfois incohérente. Avoir beaucoup de données, c’est bien, mais encore faut-il qu’elles soient fiables et bien collectées. Je vois ainsi un gros effort à faire (mais aussi un terrain de jeu) du côté de la data avant de pouvoir voir émerger des outils performants et réellement utiles.
6. Est-ce qu’il y a une méthodologie ou un réflexe que tu aimerais voir plus souvent côté contract managers pour améliorer l’efficacité des claims ?
Oui, clairement : les notifications et les avenants mal ficelés. Trop souvent, on se retrouve en tant qu’expert avec un dossier entre les mains qui comporte des notifications hors délai, voire ne comporte aucune notification, des avenants contenant des renonciations à tout recours et autres approximations qui pénalisent la poursuite du claim.
Si l’on peut parfois rattraper des notifications mal faites ou imprécises, certaines erreurs sont irrattrapables et peuvent coûter cher.
7. As-tu une anecdote ou un souvenir de claim particulier que tu peux nous raconter ?
J’en ai plusieurs ! La première, une erreur de jeunesse : sur une réclamation basique, j’ai confondu deux items dans mon chiffrage… résultat, j’ai multiplié le prix par 10. Et je m’en suis rendu compte.. après que le chiffrage ait été validé par l’autre partie. On est donc jamais à l’abri d’une erreur et la relecture (y compris par un tiers) peut parfois être salutaire, même si dans ce cas l’erreur était plutôt bénéfique.
Toujours dans le registre des anecdotes originales, sur un gros projet, un outil digital de notification des changes était imposé. L’outil plantait régulièrement ce qui me faisait recommencer mes notifications assez fréquemment. Au bout d’un certain temps, je me suis aperçu que c’est le fait d’écrire le mot « delay » dans l’outil qui le faisait bugger systématiquement. J’ai d’abord fait constater par huissier, puis notifié le client qui a fini par se rendre compte et nous informer que le terme était bloqué car utilisé par des hackers. Au final, nous avons déposé une réclamation du fait de la perte de temps et d’argent !
8. Pour finir, si tu devais comparer ton métier à une mission ou un sport extrême, ce serait quoi ?
Je dirais un funambule. Parce qu’il faut toujours prendre de la hauteur, mais aussi garder l’équilibre : entre le contrat, les coûts, les délais, et les attentes des parties. Quand on intervient sur un claim qui a déjà une histoire, un passé, on se rend souvent compte des décalages entre l’écrit et la pratique, entre le perçu et le réel. Et il faut trouver le bon équilibre, sans tomber.